Sous les tropiques

Des terrasses du Yuangyang, nous quittons notre nid Havre de Paix et nos charmants hôtes franco et anglophones pour 8 heures de bus le long de la rivière rouge, et deux heures bloqués dans un accident, ou un contrôle de police, ou des travaux…on ne saura jamais. Quelques 1500m de dénivelé et nous voilà débarqués à 2h du matin dans la tiédeur tropicale de Jinghong, capitale du Xishuangbanna, à quelques 100km de la frontière birmane (Myamar) et du Laos. Des noms qui font rêver, des intonations qui chantent, des couleurs chatoyantes qui dansent sur les hanches de beautés exotiques au visage ronds et aux grand yeux noirs en amande. On sent la proximité de la Thaïlande, notamment dans le bouddhisme qui semble régner en maître sur ce coin du pays (point de confucianisme, trop fonctionnaire et sec, ni de taoïsme). Je pense à mon ami Neal que je sens tout proche à vol d’oiseau lorsque nous croisons de jeunes novices en robes oranges, et quelques avisés en robes brunes – le temple de Zong compte un grand collège de novices. La Thaïlande est proche, un grand projet ferroviaire devrait relier Jinghong a Bangkok, et au Laos, dans les années à venir.
Notre base est un hôtel design à la Muji (d’ou son nom?), avec une grande chambre familiale, des lits douillets et frais, une liseuse dans la fenêtre, et une piscine intérieure qui s’avérera être une excellente baby-sitter. Un joyau sous tous rapports, entre le centre ville ombragé de palmiers et le night market le long du Mékong. On y passe 8 nuits et 9 jours de far niente, à se promener de bon matin lorsque une excursion s’impose (notamment au parc botanique tropical de Menglun, 13’000 espèces tropicales réparties sur 1’100 hectares), à y faire la sieste ou les devoirs lorsqu’il faut éviter la chaleur, se faire masser au centre des aveugles (excellente adresse), et à déambuler dans les rues qui se réveillent à partir de 17h jusqu’au petit matin, au rythme des barbecues et divers marchés de nuit. Shems et Aram dévorent leurs livres, Aram s’est mis à la lecture en anglais de Pullman et Rowling…voilà les devoirs d’anglais de l’année prochaine réglés, on prend de l’avance malgré nous. Le Mékong rythme la vie nonchalante dans cette “petite” ville provinciale, large et majestueux, aux couleurs terre profondes et sans reflets. Le Mékong est un de ces noms mythiques pour moi, comme Zanzibar, Ouagadougou, Tombouctou, qui force l’imaginaire et me fait voyager instantanément peu importe où je me trouve. Un fleuve qu’il faut un jour voir et sentir, et revoir, et à chaque fois la même magie des sens et de l’imaginaire opère… la magie du voyage.
Haut point de notre séjour sous les tropiques, une excursion de 2 jours avec Leo, alias Stone, dans la forêt tropicale sur les hauts du Mékong, à quelques 30km de la frontière birmane. Originaire du Guangxi, mais tombé amoureux du Xishuangbanna il y a 10 ans, Stone et sa soeur Sara ont longtemps tenu le Forest Café à Jinghong, avant de se consacrer exclusivement aux treks dans la région. On marchera environ 5h le premier jour, après quelques heures de voitures cahin-caha le long du fleuve. A l’abri du soleil sous la haute végétation, mais pas à l’abri des moustiques et autres habitants rampants, volants, ondulants de cette serre, nous montons en sandales dans un petit cours d’eau qui nous permet de tester, sous l’œil avisé de Stone, baies, noix, et d’observer amphibiens, batraciens et autres reptiles colorés. C’est le bonheur, moîte et humide, Shems retrouve le plaisir de marcher les pieds dans l’eau et la boue expérimenté auparavant dans les hollow ways de Devon. Nous atteignons finalement des rizières en terrasses (what else?), et plantations d’ananas (source d’énergie inattendue) et d’arbres à caoutchouc, les principales ressources du village au sommet de la crête où nous passons la nuit. Et quelle nuit!
Dans une maison traditionnelle, tout en bois, nous couchons à l’étage sur une grande paillasse, tous dans la même pièce. Dessous, les cochons, les poules, le chien. Entre nous un plancher comme à Charrat, mais rien de plus que des planches entre lesquelles on peut observer la vie animale. Animaux dessous, animaux dessus. Notre hôtesse arrive après nous, la quarantaine, minorité Ani, elle rentre du champ de caoutchouc pour nous préparer le repas, sur un âtre au milieu de l’autre pièce de l’étage, soit un feu sur des pierres au centre de la pièce en bois, avec un trou dans le plafond en guise de cheminée. Une salle d’eau en béton à côte des animaux au rez, un filet d’eau en hauteur comme douche, des toilettes turques ou s’amoncellent papier hygiéniques en tous genres, un vieux drap troué fait office de porte et signale si le lieu est occupé, notamment aux voisins grands-parents de la maison d’à côte qui utilisent les mêmes prémisses. Nos hôtes ont notre âge, la quarantaine, 3 enfants adultes, étudiants, exilés a Kunming et Jinghong. Ils se lèvent tous les jours de la saison de caoutchouc (de mars a novembre) à 3h du matin et travaillent dans la forêt jusqu’à 10h, afin d’éviter le gros de la chaleur. Ils y retournent plus tard jusque vers 16h. Le prix du caoutchouc fluctue selon le bon vouloir de la coopérative qui achète tous les quotas de production alloués aux familles, un organisme plus ou moins régulé par l’état il semble. L’année passée le caoutchouc brut (qui ressemble a une grande galette de tofu blanc) était à 15 yuans le kilo, cette année à 9 yuans…les temps sont durs mais nos hôtes gardent le sourire. Personne ne possède rien, ni maison ni terrains, tout est en leasing, sur 30 ou 60 ans, renouvelable mais non transférable. La maison est reconstruite chaque 20-30 ans, lorsque le coin cuisine devient trop noir de fumée et de graisse. On nous dit que les maisons ne sont jamais nettoyées, on change juste les poutres et planches trop noircies, la structure est sans clous, seuls les planchers sont cloués, une sorte de gros Lego démontable et recyclable.
On va se coucher avec les poules, on se réveille avec les coqs qui sont perchés sous mes oreilles, nature oblige. La nuit est longue, étoilée par les ouvertures du toit, fraiche et parfumée aux odeurs animales. Shems se demande ce qu’elle fait la, Duncan est ravi, Aram perdu, et moi j’expérimente l’effondrement de mes idées romantiques sur la vie à la ferme. Le matin est chantant, concert des coqs du village gratuit. Petit déjeuner semblable au souper de la veille cuisiné avec bienveillance par Stone, nos hôtes étant partis au champ 5h plus tôt. Je suis contente de partir et en même temps émerveillée par cette nuit et ce petit jour surréaliste. Aram a le mot de la fin. Il nous avoue avoir toujours pensé que la vie à Charrat était simple, et il réalise qu’en fait, « Charrat c’est le luxe, le grand luxe ».. il ne le savait pas avant. Et voilà le pourquoi du comment. Il y avait un avant, il y aura toujours un après, il suffit de passer une nuit à la ferme en Chine (ou ailleurs) pour remettre l’église au milieu du village chez les petits et les grands.
Le deuxième jours on marche à travers cultures de caoutchouc, ananas, thé et café, arrachées à coups de pioche à la forêt tropicale. On traverse d’autres villages Ani, Yi et Bai, puis on retrouve notre chauffeur au fond d’une vallée, qui nous ramène dans notre luxe de Jinghong.

Prochaine étape: 10h de bus en direction de Kunming, capitale du Yunnan. On y retrouve les Crettaz-Corredor qui s’échappent de l’enfer pollué de New Dehli une petite semaine afin de nous accompagner au nord. Mais avant ca, un jour de lessive et flânerie au centre de Kunming, et le privilège, anniversaire oblige, de s’offrir des tickets pour le Shangri-La Dynamic Yunnan show, un mélange de danse, chants et musique contemporains et traditionnels des minorités ethniques du Yunnan. Les percussions, les chants aigus des femmes et les ondulations reptiliennes de la Moonlignt dance brillent encore dans nos yeux et vibrent dans nos cœurs.